Bakolo Miziki
Le duo Angebi et Kanzaku
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Portrait de LégendesÀ une époque où la femme congolaise n’avait pour destin que celui d’être épouse et ménagère, et où ses libertés étaient aussi étroites que mal perçues, deux d’entre elles vont prendre tour à tour le Congo belge, le Congo indépendant et le Zaïre à contre-pied en devenant des modèles du paysage médiatique télévisuel. Retour sur le duo inégalé  Marie-Josée Angebi Engea, alias « Mama Angebi », et Marie-Louise Mombila Ngelebeya, alias « Mama Kanzaku ».

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Notre musique est une graine enfouie sous terre. Avec le temps, elle fait pousser des plantes, des feuilles, mais aussi des fruits : certains sont mangés, d’autres sont de nouveau cultivés pour en produire d’autres et ainsi de suite. C’est ça, notre musique. Elle ne s’arrêtera jamais. Elle ne mourra jamais.
— Marie-Josée Angebi Engea,
alias « Mama Angebi ».

La Rumba dans la peau

Les mots ci-contre sont ceux d’une dame, assise, habillée en pagne, coiffée d’un « Kitambala ». [1]« Foulard » en lingala Elle tient un micro entre ses mains et philosophe sur la musique congolaise. La rumba. Une musique en passe de devenir patrimoine de l’humanité. Autour d’elle, une scène exceptionnelle, dans un décor inhabituel pour un plateau de télévision : un orchestre congolais au grand complet à gauche, et des invités en face. Ce décor est une reproduction de l’intérieur d’un des célèbres dancings-bars zaïrois : des tables, des chaises et une vaste piste de danse au milieu du bar.

Joseph Athanase Kabasele Tshamala, le Grand Kallé en personne, est hébété. La surprise se lit sur son visage. Assise devant lui, elle est en train de lui rappeler des paroles de sa chanson Parafifi ; mais à son grand étonnement, il s’agit des paroles qui n’avaient pas été retenues dans sa dernière version officielle. « Comment as-tu retenu ces paroles alors que je ne les ai pas chantées dans le disque ? » interroge l’artiste. Mais cette dame est spéciale. Et elle a même une complice. Au fond de la salle, une réplique est lancée. « C’est une vieille peau, il ne faut pas la suivre. Elle sait tout ! »  Grand Kallé s’esclaffe, tout comme l’assistance. Le monde peut redécouvrir le duo Angebi – Kanzaku. [2]Durant « Bakolo Miziki », à consulter sur : https://www.youtube.com/watch?v=AzrHHsnh7rk&t=1531s

Brosser le portrait de Marie-Josée Angebi Engea seule, revient à peindre le tableau du Zaïre sans Mobutu !  Car durant toute sa glorieuse carrière, l’icône de la télévision congolaise aura Marie-Louise Mombila Ngelebeya dit « Kanzaku » comme Alter ego. Les deux ont formé deux faces d’une même médaille dont l’histoire se lie à celle du pays.  Ainsi, dans les années 1973, le président Joseph-Désiré Mobutu a décidé de mettre en place sa politique de recours à l’authenticité en rebaptisant le pays, le fleuve Congo, la monnaie, les provinces, etc. Les noms chrétiens sont abandonnés à l’occasion. À la télévision publique, la nouvelle orientation culturelle est palpable : la population devenue zaïroise aura désormais rendez-vous avec une émission populaire axée sur la musique typiquement congolaise/zaïroise. Chaque vendredi soir, la nation est scotchée devant le petit écran. C’est la naissance du mythique show : « Bakolo Miziki ». Pour la première fois, les mélomanes ont la chance de voir « Mama Angebi » et Marie-Louise Mombila Ngelebeya, alias Kanzaku. « Mama Angebi », surnommée « Mama Koko » [3]Grand-mère, donne la réplique à « Mwana 15 ans » [4]Fille de 15 ans , celle qui sera plus tard « Mama Kanzaku ».

Pendant une heure, la jeune fille tente d’en savoir plus sur la culture populaire congolaise du temps de l’indépendance, largement axée sur la « musique congolaise moderne ». Danses, anecdotes et boutades se suivent, mais surtout l’expression d’une immense passion pour cette musique enivrante. À chaque émission, une ancienne « star » des cités indigènes [5]Des cités réservées aux autochtones congolais durant la colonisation belge est invitée sur le plateau, accompagnée de tout un orchestre qui interprète alors toutes sortes de disques demandés par l’auditoire, à travers des centaines de lettres préalablement reçues. L’animateur « Muana Mangembo » se rappelle : « pour reproduire l’ambiance des dancings-bars de l’époque coloniale, il fallait louer un orchestre, trouver un public fidèle chaque semaine, formé de quelques hommes et femmes connaissant bien les chansons et sachant esquisser les pas de danse de l’époque, et disposer d’un stock de boissons à servir pendant l’émission comme dans les dancings-bars, etc. » [6]L’animateur « Muana Mangembo », dans son émission radio « Miroir » en 2009, Paris.  Bakolo Miziki sera l’un des grands succès de la télévision congolaise. « Elle accrut la notoriété des deux animatrices et participa à garder dans la mémoire collective le souvenir des chanteurs et musiciens congolais en faisant connaître leurs visages aux jeunes générations. » [7]Muana Mangembo, op. cit

La passion de la Rumba

Le trio B.O.W. (Bukasa – Oliveira – Wendo), un groupe créé par Les Éditions Ngoma dans les années 1945 et composé des trois guitaristes-chanteurs : Manuel Mayungu D’Oliveira, Atoine Wendo et Léon Bukasa. Avec Henri Bowane, Adou Elenga, Camille Feruzi, Baudouin Mavula, Avambole, Desaio, ils sont les têtes d'affiche de la nouvelle "rumba" congolaise et influenceront largement le duo Angebi - Kanzaku. PH. DR.

L’histoire du duo Angebi-Kanzaku est d’abord celle de deux gamines de la capitale Léopoldville, sous une colonisation brutale belge. Cette histoire prend d’abord ses racines dans les « Cités indigènes », ces quartiers construits pour les populations noires autochtones de la capitale du Congo Belge, suivant une politique tant ségrégationniste que dénoncée.  Les origines des deux dames se lient ensuite par la naissance d’un phénomène musical qui va, plus tard, devenir le patrimoine de tout un peuple: la rumba congolaise.

En 1930, au n° 10 de la rue Lowa, dans l’actuelle commune de Kinshasa, une fille naît de l’union d’une Congolaise et d’un marchand sénégalais. Marie-Louise Mombila Ngelebeya est surnommée « Kanzaku », un nom de guerre, en référence aux cheveux ébouriffés de cette enfant qui, à sa venue au monde, ressemblaient aux plumes d’une poule appelée de ce nom. Sa copine Marie-Josée Angebi Engea est née un an plus tôt, dans la même « Cité indigène ». En grandissant,  toutes deux suivent leur formation de « ménagère »  à l’Institut Sainte Thérèse de Lisieux, une école des Sœurs immaculées de Marie de la mission Saint-Pierre, là où sera érigé le stade Reine Astrid, pour tenir le rôle traditionnel réservé aux bonnes épouses, largement encouragé par l’administration coloniale.

« Kanzaku » et « Angebi » ne sont pas des dames ordinaires. Très jeunes, elles sont témoins d’un phénomène, une révolution musicale qui naît le long de l’espace qui sépare le parc de Boeck de leurs domiciles, dans les cités indigènes: Léopoldville et le Congo belge reçoivent des marchandises venues de Boma, via des cargos transatlantiques dans les ports de l’Afrique de l’Ouest ; dans ces échanges commerciaux, entre kroumen et marins cubains, des « 78 tours » de la firme EMI, et notamment les disques GV, atterrissent au Congo en provenance des Caraïbes. [8]Arnaud 2006, Africultures   Une nouvelle musique arrive et pénètre dans le Congo profond en passant par sa capitale « Léo ».

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Elle est surnommée « Kanzaku », un nom de guerre, en référence aux cheveux ébouriffés de cette enfant qui, à sa venue au monde, ressemblaient aux plumes d’une poule appelée de ce nom.

Si les disques viennent de Cuba, le rythme regagne plutôt ses origines au Congo. Rapidement, les « chansonniers » apparaissent. Ces chanteurs autodidactes pétris de talents, généralement des artistes individuels, utilisant les quelques instruments traditionnels et modernes de l’époque (le likembe ou la sanza, la guitare, l’accordéon), se créent une musique considérée comme passe-temps, une musique de loisir. Vers 1937, ils secouent les cités indigènes, d’autant plus qu’ils n’ont pas le droit de jouer dans celle des Européens que les Belges réservent aux musiciens « raffinés » venus des Caraïbes et de Cuba.

Dans les années 1940, un nouveau courant musical local naît. Il s’appelle « la rumba ». Il endiable le public et crée le phénomène « Ngembo ». Des jeunes gens grimpent sur des murs pour écouter et voir ces stars qui chantent dans des maquis et bars, au point même de forcer le destin des commerçants grecs de « Léo », qui se lancent bientôt dans la production musicale. Antoine Wendo Kolosoy, Henri Bowane, Adou Elenga, Camille Feruzi, Baudouin Mavula, Avambole, Desaio en sont les têtes d’affiche. 

De la passion à la profession

Des Congolais écoutent la Radio Congo belge par haut-parleurs, dans la cité indigène à Léopoldville. © HP. Philips, s.d;, MRAC.

Témoins de ces phénomènes, Angebi et Kanzaku, attirées notamment par la voix endiablée de Wendo, grandissent vite. Très vite même. À la section « ménagère » de leur école, elles font « honte » aux bonnes Sœurs immaculées de Marie de la mission Saint-Pierre, car, dit-on, elles aiment la mode, les concerts, la compagnie des artistes. [9] Dictionnaire des créatrices, Mama Kanzaku (ou Mwan’a Ngembo, Marie-Louise Ngelebeya Mombila), par Françoise MUKUKU Membres de plusieurs associations de jeunes, elles font partie des femmes dites  « émancipées » de leur époque, en étant parmi les premières à rouler à bicyclette dans cette ville qui compte à peu près 100 000 habitants en 1950 et pas plus de cinq femmes cyclistes. [10]Idem

Les voilà désormais associées aux négociants grecs et néerlandais à la tête du commerce juteux des pagnes, l’habit traditionnel de la Congolaise, ce qui les mène vers la création des clubs de femmes, les fameux « Moziki ». « Bana la mode », « Bana Amida », « Bana élégance », « Bana violette », « Bana Milano », ces clubs qui accompagnent les orchestres et les musiciens, sont signe de l’émancipation de la femme. Grâce à la débrouillardise bientôt légendaire au Congo, elles apprennent à être autonomes. Certaines deviennent les piliers économiques de leur ménage. Elles ne sont plus des « Ngembo » regardant les Wendo et consorts depuis un mur surélevé. Ce sont elles qui organisent les concerts, alimentent les orchestres.

Avec le temps, cette passion pour la musique et la bonne ambiance se transforme en une profession pour le duo Angebi-Kanzaku.  Car entre-temps, l’autorité coloniale crée « Le tam-tam du Bula Matari », la fameuse  Radio Congo belge pour Africains (RCBA) qui devint aussitôt un « phénomène » dans les cités indigènes. Les Belges ouvrent alors l’animation de certaines émissions aux « indigènes ». Des voix, dit-on, qui leur ressemblent et qui sont des leurs « pour mieux répandre [la] radio dans la masse ». Albert Mongita sera l’une des vedettes du nouveau média. Ce peintre et acteur de théâtre va participer aux sketches éducatifs pour une nouvelle forme de modernité congolaise.

Pauline Lisanga, an RCB radio announcer. (Photo by Paul Almasy/Corbis/VCG via Getty Images)

C’est au cœur même de ce Congo belge où la femme est l’ombre de l’homme qu’une figure de proue des luttes féministes de Kinshasa va éclore. Elle s’appelle Pauline Lisanga. Originaire d’une famille de pêcheurs, elle se fait connaître du milieu des « Européens » en jouant, elle aussi, au théâtre.  La RCBA l’embauche comme traductrice et discothécaire. L’unique speakerine et présentatrice noire devient le premier visage public et médiatique de la vie culturelle congolaise. [11]Manda Tchebwa 1996 : 156 Avec sa voix associée à la RCBA et à la musique moderne, Lisanga est une célébrité inédite.  En 1948, sa photo paraît « dans les journaux d’Europe, d’Amérique, d’Afrique » à l’occasion d’un vol en aéroplane auquel elle avait participé avec « un groupe d’évolués ». Un modèle est né.

En 1951, Kanzaku fait un premier stage à la RCBA comme technicienne de production, sur les pas de Pauline Lisanga. En 1959, alors que la fièvre de l’indépendance monte, elle passe sous statut, comme agent public de l’État. Angebi, engagée en 1955, passera sous statut en 1957 en tant que speakerine, avant de devenir animatrice de plusieurs émissions et enfin productrice et présentatrice. En 1960, bien avant que la télévision ne se démocratise au Congo, les « chansonniers » de 1937 ont tous disparu. Le temps, mais également les réalités politico-culturelles de l’époque, ont fait leur oeuvre. Symbole de cette époque, Antoine Wendo Kolosoy, un de ceux qui drainaient les foules de Ngembo pendant ses concerts et même lors de ses simples sorties, n’est plus ce qu’il était. Il faut dire que Wendo connaît un destin atypique. Déjà en 1948, son tube phénoménal « Marie-Louise » lui attire des problèmes. 

Ce morceau – auquel certains attribuent des pouvoirs surnaturels, voire sataniques – déplaît à certains prêtres de l’Église catholique, qui le mettent à l’index. Le 78-tours franchit cependant les frontières pour devenir la première œuvre musicale panafricaine. Mais l’assassinat de Lumumba, en 1961, les troubles politiques dans le pays devenu indépendant ainsi que la mutation de la rumba en une sorte de « dance music » dite soukous le conduisent à interrompre sa carrière. [12]KOLOSOY ANTOINE WENDO (1925-2008), Encyclopædia Universalis. Angebi et Kanzaku tenteront alors de réanimer Wendo et les anciennes gloires des cités indigènes de Léopoldville, renommée Kinshasa. Elles créent et présentent l’émission « Tango ya ba Wendo », qui évoluera en « Bakolo Miziki » afin que Wendo ne soit pas la seule figure de l’époque.

Légende de Congo au Féminin

Les membres du groupe Bakolo Miziki autour de Mama Angebi et Mama Kanzaku devant le studio de la Renapec à Kinshasa en 1977. © PH. DR.

Dans les années 1970, lorsque la télévision se popularise, elle trouve la politique du recours à l’authenticité, fer de lance de la culture lancée par le Président Mobutu ! Les deux dames prennent d’assaut la petite lucarne, avec la ferme ambition de ressusciter ces anciennes gloires. « Bakolo Miziki » est né au studio de la RENAPEC à Kinshasa Gombe. Bien plus qu’un show, Angebi et Kanzaku vont contribuer à pérenniser la rumba. En dehors des écrans, les « Bakolo Miziki » se retrouvent dans les « Nganda » tenus tant par les deux dames que par des mélomanes. Avec le temps, les « vieux » ne sont plus les seuls à apprécier et fréquenter les « Bakolo Muziki ». 

Angebi et Kanzaku ont rendu ce concept opérationnel : les Bakolo Miziki seront associés à la production des concerts, à la célébration des mariages, aux fêtes. Les jeunes apprendront ainsi un peu plus de ce qu’était la vie au Congo dans les années 1940 et 1950. Dans la résurgence de ce passé qui devenait actualité et qui reprenait du poil de la bête, les anciens musiciens, à l’instar des Bakolo Miziki, recommencèrent les concerts, comme ce fut le cas de Geo Malebo avec le Grand Kallé. Il devint facile de retrouver les musiciens disparus.  On pouvait savoir à l’avance que tel soir, ils se produisaient à l’Intercontinental, à l’Okapi ou chez une personnalité remarquable de la jet-set zaïroise. Ainsi, grâce aux Bakolo Miziki, Wendo put revenir et se rendre visible sans longue absence sur la scène du vedettariat, jusqu’à sa mort en 2008.

Le 6 août 1981, à 6 h du matin, Maman Angebi est emportée par une insuffisance rénale décelée en 1979. Mère de six enfants et grand-mère de 22 petits-enfants, Mama Kanzaku est sous-directrice lorsqu’elle prend sa retraite en 2004. À son décès, le 19 juin 2009, c’est tout Kinshasa qui a pleuré une de ses perles. Une page se tournait. Aujourd’hui, onze ans après, « Congo au Féminin » entreprend de restaurer la mémoire de deux icônes congolaises. « Mama Kanzaku » et « Maman Angebi » ont été retenues parmi les légendes ayant marqué l’histoire de la RDC. À Kinshasa, la Première dame Denise Nyakeru Tshisekedi salue leurs efforts, en remettant à leurs familles respectives un Diplôme de Mérite en signe de célébration de leur brillante carrière, désormais modèle pour les générations futures.

References

References
1 « Foulard » en lingala
2 Durant « Bakolo Miziki », à consulter sur : https://www.youtube.com/watch?v=AzrHHsnh7rk&t=1531s
3 Grand-mère
4 Fille de 15 ans
5 Des cités réservées aux autochtones congolais durant la colonisation belge
6 L’animateur « Muana Mangembo », dans son émission radio « Miroir » en 2009, Paris.
7 Muana Mangembo, op. cit
8 Arnaud 2006, Africultures
9  Dictionnaire des créatrices, Mama Kanzaku (ou Mwan’a Ngembo, Marie-Louise Ngelebeya Mombila), par Françoise MUKUKU
10 Idem
11 Manda Tchebwa 1996 : 156
12 KOLOSOY ANTOINE WENDO (1925-2008), Encyclopædia Universalis.
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