Portrait d’une héroïne — C’est l’histoire d’une femme extraordinaire qui en fait d’autres. Une histoire qui s’entremêle avec celle d’une école bâtie avec courage et détermination, au coeur de la société congolaise, qui deviendra la plaque tournante de l’émancipation des femmes, dans un Congo résilient et révolutionnaire. Au cœur de cette révolution, une Belge, Congolaise dans l’âme. Une demoiselle, une femme aussi vaillante que vénérée et décorée d’abord par la Nation congolaise, puis, aujourd’hui, par le programme « Congo au Féminin ».
Un Gantoise au Congo
e 24 janvier 1988, c’est l’ébullition au lycée Motema Mpiko, dans une capitale zaïroise surchauffée. Quelques jours avant, le 17 janvier, Étienne Tshisekedi venait de tenir un meeting historique contre le Président Mobutu. Ce jour-là, des dirigeants de l’opposition sortent du bois et tiennent un premier meeting public à Kinshasa pour commémorer le 27e anniversaire de l’assassinat de Lumumba. Les forces de l’ordre débarquent, dispersent brutalement la foule et arrêtent les principaux organisateurs, dont Étienne Tshisekedi, qui deviendra plus tard leader de la lutte pour la démocratie au pays. Bien loin des événements politiques, mais non loin du pont Cabu, le lycée Motema Mpiko est, lui aussi, en ébullition. Mais pas pour les mêmes raisons. Depuis le 8 janvier, cette école réputée fête ses vingt ans d’existence. Des festivités sont organisées sur plusieurs jours, avec des événements grandioses. Et en ce 24 janvier, un épisode particulier marque tant la vie du lycée que celle de sa fondatrice.
Madame Kithima Bin Ramazani, venue représenter la Première dame Bobi Ladawa, et le colonel Moniongo, délégué du Chancelier des ordres nationaux, sont les invités de l’école. Ils participent à une messe d’action de grâce dirigée par l’archevêque de Kinshasa, le cardinal Malula à l’église Christ-Roi de Kasa-Vubu. Dehors, une foule immense, notamment des élèves et des anciens du lycée. À l’issue de la messe, une cérémonie solennelle est organisée. Il s’agit de la décoration au grade de « chevalier » de Mademoiselle Françoise De Meyer et la pose de la première pierre de la future grotte dédiée à Sainte Marte.
La fondatrice du lycée Motema Mpiko est admise à l’Ordre national du Zaïre de reconnaissance et de récompense publiques « pour les services inestimables rendus à la nation zaïroise, particulièrement à la jeunesse du parti». « C’est le plus beau jour de ma vie », avoue « Mademoiselle Françoise », heureuse comme une enfant. Le Zaïre de Mobutu, malgré les tumultes politiques, honore son engagement auprès du pays et de ses populations. Un engagement, mais également une véritable épopée. Qui était réellement cette bonne demoiselle ? Pourquoi le Congo ? Pourquoi cette reconnaissance ?
Françoise De Meyer est une Gantoise, née en 1922, l’année même des fameux « Six jours de Gand », la course cycliste qui fera la renommée de cette ville portuaire située au nord-ouest de la Belgique, à la confluence de la rivière Lys et du fleuve Escaut. Jadis cité-État de premier plan au Moyen-Âge, c’est finalement un centre universitaire et culturel que « Mademoiselle Françoise » quitte pour Léopoldville, la capitale de la colonie belge, en 1954. Son histoire familiale façonne déjà sa bienveillance. « Mademoiselle Françoise était la cadette de sa famille. Tous ses aînés, frères et sœurs, sont décédés assez vite après leur naissance. Mais elle, elle a survécu. Son père et sa mère étaient eux aussi les cadets de leurs familles respectives. Ça veut dire que Françoise, très rapidement, n’avait plus ni oncle ni tante, pas de cousin, pas de cousine, elle s’est sentie seule dans cette grande famille à Gand », explique son adjointe et meilleure amie, Clémence Lecoq. [1] Dans une interview accordée à Jenny Nawej pour « Congo au Féminin » en août 2021
À Léopoldville, Françoise De Meyer est venue dans le cadre de l’assistance sociale. Elle commence comme responsable de plusieurs foyers sociaux, notamment à Kintambo, d’abord en 1954 et ensuite à Dendale (actuellement Kasa-Vubu). Six ans après, le Congo n’est plus belge. Le pays arrache son indépendance en 1960, le 30 juin. Françoise quitte temporairement ses fonctions, demeurant cependant à Kinshasa, alors que plusieurs de ses compatriotes fuient le territoire, en proie à des violences. « Avec l’accession du pays à l’indépendance, elle a dû sans doute se retirer, mais elle a tenu à rester à Kinshasa, Léopoldville. Elle a été retenue comme professeur de religion à l’Athénée de Kalina où elle a fait sept ans, de 1960 à 1967 », explique Mademoiselle Lecoq.
Parallèlement au vécu de Françoise De Meyer, une autre histoire se déroule. En 1967, l’église Christ-Roi est transférée à son emplacement actuel, entre les avenues Assosa et Saio dans la commune de Dendale, autour d’une grande verdure qui, à perte de vue, débouchait sur le « cimetière des Sénégalais » et sur l’étang « Paka Djuma ». À l’époque, l’ONG catholique allemande MISEREOR construit trois locaux dont elle fait don à la paroisse. Le comité paroissial, dont feu M. Kabamba, son président, et son adjoint M. Musamba, vont plaider auprès de Monseigneur Malula, lui-même ancien curé de la paroisse Christ-Roi, dans l’idée d’utiliser ces locaux afin de créer une école pour « les jeunes filles de la Cité ». « Il existait, bien sûr, le grand Sacré-Cœur à Kimwenza, Mbanza-Boma et Bosangani. C’étaient des grandes écoles, mais ils auraient souhaité qu’en pleine cité, il y ait également la possibilité pour des jeunes filles d’accéder à une formation du niveau secondaire », explique Mademoiselle Lecoq. Une simple école qui s’ajoute à d’autres, serait-on tenté de dire. Mais le contexte congolais de l’époque est édifiant.
Pas d’école pour les filles
A l’indépendance de la République démocratique du Congo en 1960, il n’y avait pas encore eu une seule lycéenne africaine diplômée du secondaire ; la première fut Sophie Kanza, la fille du maire de Léopoldville ; elle sortit en juin 1961 du lycée Sacré-Cœur. Cette situation est à attribuer à une étrange convergence, pour une fois, entre des colons belges et les familles congolaises traditionalistes. Ainsi, d’un côté, les autorités coloniales pourront alors incriminer le rejet par les familles congolaises de l’école moderne pour leurs filles.
Il est vrai que durant la colonisation, les parents congolais furent rétifs à la conversion des filles, qui allait de pair avec la fréquentation de l’école. Ils craignaient avant tout que la jeune femme s’appuyât sur la nouvelle religion pour échapper au mariage coutumier préparé de longue date, et pour lequel il était hors de question de la consulter. Il aurait sinon fallu restituer la compensation matrimoniale, qui se payait généralement à l’avance en Afrique centrale. [2]Ainsi chez les Haya du nord-ouest de la Tanzanie, au bord du lac Victoria. Cf. Birgitta Larsson, Conversion for greater freedom, 1991. Il y a cependant, et également, la conception rétrograde du monde belge, très conservateur en matière d’éducation féminine, qui n’arrangera rien. La plupart des missionnaires catholiques, qui avaient en charge la quasi-totalité des écoles, étaient originaires des Flandres marquées par un conservatisme rural peu favorable à l’émancipation des filles. Ainsi se trouvèrent superposées deux facettes d’une double différenciation entre garçons et filles : celles des traditions culturelles locales et celles de la société belge.
De 1982, ni les actes coloniaux de 1890, ni le concordat signé avec le Vatican en 1906 ne mentionnaient l’éducation des filles. Quelques écoles furent néanmoins créées dès la fin du XIXe siècle avec l’idée de pourvoir les garçons, à qui l’on enseignait les techniques agricoles, le travail du bois, du fer ou de la brique, de bonnes épouses connaissant les rudiments du lavage, de la cuisine et de la couture à la façon européenne. Les protestants furent plus innovateurs. Ils voulaient faire des filles leurs agents de conversion, aidés en cela par les épouses de pasteurs. Les catholiques au contraire continuèrent d’imposer la séparation des sexes et de n’enseigner aux filles que la religion. Lecture et écriture, qui commençaient à être réclamées par les garçons, de même qu’un peu de géographie, étaient même estimées dangereuses pour la santé mentale des filles, risquant de les détourner de leurs devoirs domestiques. Le résultat fut qu’en 1906, sur 48 000 enfants scolarisés, les filles ne représentaient que 15 %.
Le code de l’enseignement, édicté en 1929, continua de proclamer que « l’éducation domestique des femmes est un facteur important pour l’élévation d’une race et le développement de ses besoins ». Désormais, le cadre fut fixé : seules les écoles élémentaires de village, qui assuraient les deux premières années, pouvaient être mixtes, à l’exception des travaux manuels limités pour les filles au petit jardinage.
Après, l’école primaire proprement dite séparait les sexes pendant trois ans ; elle était éventuellement suivie, dans les mêmes conditions, d’une école professionnelle pour une durée d’un à trois ans. Seuls les garçons pouvaient choisir, en option, le français, utile pour les futurs commis d’administration. Ils étaient destinés à devenir moniteurs, artisans, commis, agriculteurs formés aux techniques d’irrigation, à l’horticulture, aux cultures de plantation, aux soins du gros bétail. Les filles n’avaient le choix qu’entre être ménagère ou monitrice, c’est-à-dire institutrice. À défaut, elles pouvaient suivre, dans des foyers sociaux pour femmes mariées, une formation d’aide-ménagère pour servir chez des Européens. Ce débouché était rare, la domesticité demeurant plutôt masculine. Elles apprenaient à faire la soupe, habitude culinaire restée vivace en pays d’ancienne colonisation belge, à préparer le fromage et le beurre, à améliorer les techniques de poterie, de fabrication des nattes… [3] Sur tout ceci, voir Barbara A. Yates, « Colonialism, education, work : sex differenciation in colonial Zaire », E. G. Bay (ed.), Women and Work in Africa, op. cit., pp. 127-152.
Le niveau de scolarisation fut de plus en plus déséquilibré. À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, sur une population de quelque dix millions d’habitants, la moitié des garçons étaient plus ou moins scolarisés, c’est-à-dire plusieurs centaines de milliers (il y aura, en 1958, un million et demi d’enfants scolarisés, mais pour leur quasi-totalité à l’école primaire). On ne comptait en revanche dans les écoles que 20 000 filles, destinées à donner des cours ménagers ou à devenir institutrices. Les missionnaires avaient plusieurs noviciats pour religieuses, mais seulement 24 petites écoles professionnelles destinées à « occuper » les filles entre la fin de l’école primaire et le mariage (entre 14 et 16 ans). Neuf écoles de monitrices, douze d’enseignement ménager et agricole, et trois écoles sanitaires formaient, au total, une centaine d’aides-soignantes par an.
Le Code de l’Éducation de 1948 introduisit, pour la première fois et pour les garçons uniquement, la possibilité de faire six ans d’enseignement secondaire, et favorisa, à côté de l’enseignement confessionnel, la création d’écoles primaires et secondaires publiques. Les progrès furent lents ; l’Université Catholique de Lovanium, créée à Léopoldville pour les colons, ne comptait en 1954 qu’un seul étudiant noir (six seront diplômés à l’époque de l’indépendance). Quant à la formation des filles, elle ne changea guère d’état d’esprit et resta « éducative et pratique ».
Le code se contenta de déclarer que le gouvernement « aurait souhaité » la faire progresser au même rythme que celle des garçons. Mais il rejeta la responsabilité du statu quo sur l’organisation sociale coutumière, sur la « servitude atavique » pesant sur la condition féminine et sur la réceptivité intellectuelle « généralement moindre » des femmes. Il incrimina enfin l’opposition des familles congolaises à l’éducation de leurs filles. [4] Barbara A. Yates, op. cit
Celles-ci eurent droit aux trois premières années d’enseignement secondaire, mais continuèrent, jusqu’au milieu des années 1960, de se voir interdire l’accès aux trois années complémentaires optionnelles des garçons, pour lesquels l’enseignement se faisait en français. Néanmoins, pour la première fois, elles purent apprendre le français dans les écoles primaires « ordinaires » où l’on continuait d’enseigner en langue vernaculaire des matières « plus simples et plus pratiques ». Sur le papier, l’accès à l’université ne leur était pas interdit. Le fait est qu’à l’indépendance il n’y avait aucune étudiante. L’innovation fut de créer quelques écoles professionnelles moins connotées, mais qui continuaient de proposer des « métiers féminins » : il existait en 1960 sept écoles, toutes spécialisées dans la confection (couture, bonneterie, textiles…). Une mission belge envoyée en 1954 par la nouvelle coalition libérale-socialiste de gouvernement (non catholique pour la première fois) critiqua vertement la condition faite aux filles, auxquelles l’éducation ménagère n’était même pas enseignée correctement… [5]Idem
Un Lycée pour changer les choses
À l’indépendance du Congo, en 1960, on ne comptait encore que 20 % de filles dans l’enseignement primaire (sur 1,6 million d’élèves), et seulement 4 dans l’enseignement secondaire. Moins de mille filles sur 29 000 lycéens, soit moins de 1,5 %. L’ensemble de la scolarité touchait à peine le cinquième des deux millions de filles scolarisables (de 5 à 19 ans). Le résultat fut qu’à peu d’exceptions près les femmes ne parlaient pas français, même dans les grandes villes. À Stanleyville (Kisangani), dans les années 1950, moins de 5 % étaient salariées, 15 % seulement avaient fréquenté l’école, et peu de femmes avaient visité le centre-ville réservé aux blancs.
La condition féminine en ville était néanmoins meilleure qu’à la campagne puisque le tiers des filles scolarisables de moins de seize ans allait effectivement à l’école à Kisangani (contre 50 % des garçons). Peu de filles pouvaient envisager une vie active intégrée au circuit colonial, le clergé était encore leur meilleur employeur. Plusieurs milliers d’entre elles travaillaient dans les missions, et l’on comptait 745 sœurs catholiques africaines. Mais il n’existait encore, à côté de 485 sages-femmes, que… 15 infirmières.
C’est donc à ce titre que l’initiative de fonder une nouvelle école exclusivement dédiée à la jeune fille congolaise, en 1967, en plein cœur de la capitale, fut une avancée majeure pour faire face aux inégalités dans l’accès aux connaissances et à l’éducation. Le futur cardinal Malula donna son feu vert au projet et le portera aussi à coeur. Une question s’imposera : qui devait le diriger ? C’est alors que le destin de ce futur établissement et celui de Françoise De Meyer se croisèrent. « C’est sûr qu’aimant les jeunes, active, enthousiaste, dynamique, pour Françoise, bien sûr, que c’était une nouvelle, mais elle a vraiment embrassé ça de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces, de tout son être, vraiment, elle s’est embarquée là-dedans et elle a vraiment conduit sa barque pour savoir » estime Lecoq.
Professeure de religion à l’Athénée de Kalina, actuel Institut de la Gombe, la Gantoise dit un « oui » inconditionnel à Monseigneur Malula et la voilà embarquée dans l’exaltante aventure. Le 3 septembre 1967, l’école ouvre ses portes sous l’appellation « Lycée Marie-Thérèse ». Le ministre de l’Éducation nationale, Bernardin Mungul Diaka, le bourgmestre de la commune de Dendale, Mutombo et Monseigneur Malula, archevêque de Kinshasa, sont à l’inauguration officielle, qui aura lieu en juin 1968. Au départ, le lycée ne compte que trois classes de premier cycle d’orientation et accueille 169 élèves.
« Si la femme avance, tout le pays avance si la femme ne remplit pas sa mission, tout le pays en souffre. Pour cela, acceptez de tout cœur la discipline. Formez votre volonté : que votre oui soit oui, que votre non soit non ! Formez votre coeur, sachez vous donner pour aider vos amies. Je compte sur vous pour faire honneur à notre pays et à l’Église du Zaïre », Monseigneur Malula, s’adressant aux premières lycéennes.
Mais cette école, certes portée par le clergé catholique, devra compter sur l’engagement inconditionnel de sa directrice pour se développer. En 1968, Françoise De Meyer voit grand. Elle veut agrandir le lycée. La Belge devra alors avoir recours à son propre financement pour arriver à ses fins. Ainsi, la construction des classes de deuxième année fut possible grâce aux fonds personnels que la directrice avait reçus de sa famille en Europe.
Au cours de la même année, Monseigneur Malula offre de son côté la construction du préau et les installations sanitaires, grâce à l’intervention financière de « Fraternité et partage » du diocèse de Bruges.
De Meyer reste cependant la pierre angulaire du développement de cette école naissante. Avec l’aide de ses nombreux amis, les classes de troisième et le bâtiment administratif seront construits plus tard. Sur le plan pédagogique, la directrice place la formation et l’éducation au centre de l’enseignement. Elle est tellement exigeante que ses élèves la surnomment « la dame d’acier ». « Mais quand on allait au fin fond, on découvrait aussi son cœur de miel. C’était une dame qui a formé et ses collaborateurs et ceux qui étaient à leurs charges », se rappelle Mademoiselle Lecoq.
Motema Mpiko
C’est en 1970 que le déclic arrive. Françoise De Meyer prend langue avec son « ami », le lieutenant-colonel John Powis de Tenbossche, l’aide de camp du Président Mobutu, lui demandant de « l’introduire » auprès du Général-Président. La directrice du lycée entreprend alors de solliciter une aide pour l’agrandissement de l’école. Et le Général Mobutu répond favorablement à Mademoiselle Françoise. Le chef de l’État zaïrois fait un don qui permit la construction de trois classes de quatrième. De Meyer a recours au même mécanisme pour les autres classes. À nouveau, la construction de celles de cinquième et sixième fut possible grâce à plusieurs mains offrantes.
Un an plus tôt, l’école avait en effet reçu un arrêté ministériel lui accordant l’autorisation d’organiser les humanités, avec les options littéraire, pédagogie et scientifique. Néanmoins, le 27 octobre 1971, le Président Joseph Mobutu annonce son grand programme de zaïrianisation et le retour à l’authenticité, avec une série de mesures visant à effacer les traces de l’Occident et sa domination. C’est l’année des 3 Z : il rebaptise Zaïre le pays, le fleuve et la monnaie. Il modifie son propre nom en Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Zabanga. Au pays, chaque citoyen devra désormais abandonner son nom chrétien au profit d’un patronyme africain. Le lycée Marie-Thérèse n’échappe pas à la règle. Françoise De Meyer et son administration vont cependant utiliser la situation pour créer une nouvelle dynamique pour le lycée. L’école opère une profonde transformation. Ainsi le lycée troque son ancien nom de Marie-Thérèse pour l’actuelle dénomination de « Motema Mpiko », signifiant « CŒUR VAILLANT ».
En 1973, avec les classes de sixième, le lycée Motema Mpiko entre dans la cour des grands. Il peut désormais participer aux examens d’État. L’ancienne résidence des prêtres de la paroisse Christ-Roi est mise à la disposition de l’école pour servir d’internat à la première promotion des élèves finalistes. Pour sa première participation aux examens d’État, l’école fait bonne figure avec 43 diplômées sur 67 candidates, soit une moyenne de 64 % de réussite.
Les années suivantes, De Meyer continue de ratisser large. Avec ses amies et contacts, elle parvient à doter le lycée de nouvelles installations : la salle de conférence, la bibliothèque, la salle de religion, la salle didactique, etc. Misereor aide également au financement de la construction du dernier bâtiment, à savoir la salle des fêtes. De son côté, le Pax Christi d’Autriche participe à l’aménagement du terrain de sports (basket-ball et volley-ball). Ainsi, à sa vingtième année d’existence, le lycée, qui avait débuté avec trois classes, en réunissait Vingt-et-une, totalisant 686 élèves réparties en trois sections : littéraire, pédagogique et scientifique. Le corps professoral qui, au départ était de 10 unités, compte 39 professeurs, dont 7 stagiaires.
De son côté, Françoise De Meyer reçoit la reconnaissance des autorités pour son apport dans l’éducation de la jeune fille. Le 9 janvier 1988, à l’occasion des festivités des vingt ans de l’école, la directrice renvoie néanmoins tous les honneurs à Monseigneur Malula. « Ce fut également une réponse au profond souci de l’Église de Kinshasa et de son archevêque, qui nous demandait de former chez les jeunes filles non seulement une intelligence éclairée, mais encore un jugement équilibré, une volonté ferme, un corps sain, un cœur droit et généreux, en faisant du lycée un centre de formation humaine et chrétienne, dans une collaboration confiante et effective avec les parents », a dit Mademoiselle De Meyer dans son discours.
Le cardinal Malula a témoigné sa reconnaissance au travail abattu par la directrice et son équipe. Le 24 janvier 1988, alors que Françoise De Meyer était admise à l’Ordre national du Zaïre, le cardinal, dans son homélie, constate publiquement la réussite et le succès de l’entreprise : « Je voudrais aussi rendre un sincère hommage de reconnaissance à tous ceux et toutes celles qui ont constitué, depuis la création du lycée, l’équipe de vos éducateurs et de vos éducatrices. Par leur travail de qualité, par leur patience dans la manière d’inculquer les valeurs morales chrétiennes, ils ont dispensé une formation intégrale qui fait l’honneur de ce lycée et le place de nos jours parmi les meilleures écoles de notre pays. Leur travail mérite des éloges ».
Les parents justement, seront la pierre angulaire de l’enseignement que veut la directrice De Meyer, établissent un contact étroit avec eux. « Ce qui est aussi remarquable chez Françoise, c’était l’art d’obtenir la confiance des parents, là je ne peux me taire là-dessus. La confiance aux parents, la confiance du comité des parents, la confiance des autorités religieuses ou officielles. Mais sachant qu’elle était estimée par eux, pour elle aussi en retour, elle se donnait vraiment totalement par sincérité parce qu’elle obtenait ça sincèrement de la part de toutes ces personnes », témoigne Mademoiselle Lecoq.
Un bras de fer dans un gant de velours
Les années 1990 arrivant, se profile une des périodes les plus difficiles pour le pays. Face à des bouleversements sociopolitiques, le lycée Motema Mpiko continue néanmoins de jouer un rôle charnière dans l’éducation des jeunes filles au Congo. Mais bien que le pays ait finalement libéralisé son éducation, les filles étant libres d’accéder à des études, les inégalités homme-femme persistent. Les gouvernements se succèdent et entreprennent, notamment avec l’aide des organisations onusiennes, de faire face à ce fléau.
À Kinshasa, le lycée Motema Mpiko restera à jamais symbole de cette lutte permanente pour l’éducation et l’émancipation de la femme congolaise. L’école est dès lors l’une des premières du pays. Parmi les plus réputées. « Notre objectif : éduquer en instruisant, afin d’éveiller des personnalités par la régularité et le sérieux du travail, la distinction de la tenue, la volonté du dialogue, le “tout” dans un esprit authentiquement chrétien et zaïrois », rappelait en son temps Françoise De Meyer. En pratique, la dame de fer était très exigeante pour elle-même, très exigeante aussi avec ses collaborateurs. « C’était, je dirais, un privilège, une faveur d’avoir pu travailler à ses côtés pendant tant d’années. C’est nous qui gagnions dans cette affaire. Ça, c’est vis-à-vis de ses collaborateurs », explique Mademoiselle Lecoq.
Les témoignages pleuvent au sujet de Françoise De Meyer et se corroborent le plus souvent. Ses contemporains n’auront que des éloges à l’égard de cette demoiselle dont la vie est intrinsèquement liée au lycée. Le 25 mai 2007, elle est toujours là. Elle tient debout. Au centre d’un nouvel événement heureux. Mademoiselle Françoise est entourée d’anciennes élèves du lycée Motema Mpiko et des actuelles, qui célèbrent ses 85 ans d’âge, dont la moitié consacrée à former les élites féminines du Congo. En prenant la parole pour la circonstance, elle « loue le Seigneur pour avoir fait du lycée Motema Mpiko un creuset pour la formation de l’excellence et de l’élite féminine en RDC ».
Précédemment ministre du Genre, des Enfants et de la Famille, Chantal Safou Lopusa est elle-même ancienne du lycée. Elle s’exprime alors pour saluer le travail réalisé par la directrice De Meyer à la tête de cette école charnière de l’éducation en RDC. « Nous avons été formées dans la meilleure école par la meilleure de toutes les mères qu’est Mademoiselle De Meyer, dont la sévérité nous a forgées », a-t-elle souligné, ajoutant « qu’en famille comme dans nos familles respectives, nous nous distinguons ».
Mme Masela Georgette, présidente de l’Association des anciennes élèves du lycée Motema Mpiko, dresse de son côté la liste exhaustive d’anciennes élèves qui ont été élevées à de hautes fonctions politiques, notamment Mme Chantal Safou, conseillère principale du chef de l’État au collège socioculturel, Colette Tshomba, vice-ministre en charge des Congolais de l’étranger, Chantal Kanyimbo, journaliste et présidente de l’Union nationale de la presse du Congo (UNPC) ou encore Mme Baelila Espérance, première femme congolaise docteur en Sciences de communication.
Légende de Congo au Féminin
Le dimanche 30 septembre 2012, il était 20 h 05 à Kinshasa lorsque la nouvelle est tombée. Mademoiselle Françoise De Meyer, qui a enseigné et presté au lycée jusqu’en 2011, s’est éteinte à Gand, en Belgique, à l’âge de 90 ans, dont pas moins de 50 au service de l’éducation de la RDC et des jeunes filles, devenues aujourd’hui de braves femmes. À Kinshasa, une veillée mortuaire est spontanément tenue dans l’enceinte du lycée Motema Mpiko, alors qu’une messe de requiem est organisée cette fois du côté de la cathédrale Notre-Dame du Congo.
Celle-ci a alors lieu au même moment qu’une autre messe à Gand en Belgique. Dans les deux événements, une assistance quasi identique. Des mères, filles et même petites-filles qui tiennent à rendre hommage à leur « camarade ». « Elle était sévère concernant la discipline, concernant les cours, concernant le travail. Elle était sévère mais d’une grande générosité quand il s’agissait d’une préoccupation particulière à lui soumettre. Elle était toujours là pour vous conseiller, vous orienter, pour ne pas que vous alliez dans une mauvaise voie. Elle était toujours proche de vous et c’est vraiment une grande perte pour la RDC, surtout pour les jeunes filles du Congo », explique Bernadette Kamango, une de ses anciennes élèves. [6]Dans un reportage de la chaîne B-ONE consacré aux funérailles de Françoise De Meyer à Kinshasa, 2012. Consultable en ligne : … Continue reading
« Je suis vraiment un produit de cette femme, rétorque Espérance Badedila. Il m’arrive même de dire que ce que je suis, c’est elle. C’est vraiment cette femme. Elle a été tout pour moi. Elle a été éducatrice. Elle m’a vraiment éduquée. Je ne parle même pas d’instruction. Elle m’a éduquée et de ça, je garde une phrase qu’elle disait souvent : “bras de fer dans un gant de velours” » [7]Reportage de la chaîne B-ONE, op.cit. Une autre loue l’éternelle jeunesse de celle qui est restée demoiselle aux yeux de ses élèves. « Je me rappelle qu’en première, elle est entrée dans notre classe et a dit : “Je ne suis pas une koko (grand-mère en Lingala), mais une demoiselle comme vous. Alors quand il y a un problème, venez me voir comme une sœur, une demoiselle. » Elle était âgée, mais elle avait toujours ce cœur de jeunesse en elle », dit Brenda Deu. [8]Idem
Françoise De Meyer tire sa révérence, mais laisse une véritable institution derrière elle, qui tient encore debout, rayonnant au cœur du système éducatif congolais. Une institution qui se souviendra toujours d’elle. Clémentine Lecoq, l’autre demoiselle encore active au sein de l’école, est fière et reste dithyrambique à l’égard de sa consœur. « Le secret de Françoise dans la réussite de l’éducation est qu’elle cherchait à vouloir dans cette jeunesse ce qu’elle croyait fermement, à ce qui était les germes de bonté et du bien qu’il y avait dans le cœur des élèves. Ça, elle y croyait. Et elle exploitait un peu ça. Elle pouvait être sournoise, elle pouvait être comme ci comme ça, mais Françoise insistait sur ce qu’il y avait de bon et de bien et qui pouvait vraiment s’épanouir et elle exploitait cela pour le bien des élèves », dit-elle.
Mademoiselle Lecoq n’est pas la seule à ne pas oublier De Meyer. Le Congo, aussi, en garde un bon souvenir. Alors que l’éducation de la jeune fille est et reste un pilier de la lutte contre les inégalités basées sur le genre, le programme « Congo au Féminin » de la Première dame Denise Tshisekedi a salué le travail réalisé par la Gantoise. Cette initiative a primé Françoise De Meyer parmi les « Légendes », celles qui ont marqué l’histoire du Congo. Le mardi 11 mai 2021, la Gantoise est de nouveau décorée, cette fois à titre posthume. La Première dame de la RDC fait le déplacement vers le lycée Motema Mpiko où elle est accueillie avec joie et émotion par l’actuelle direction de l’école, qui lui relate le parcours élogieux de Mademoiselle De Meyer. « Merci Maman Denise d’avoir pensé à honorer la mémoire de Mademoiselle Françoise De Meyer », tel est le mot écrit sur un tableau noir, recevant l’épouse du chef de l’État congolais.
Denise Tshisekedi traverse cette institution quasi sacrée et est acclamée par des élèves fières non seulement d’étudier dans ce lycée, mais également de voir sa fondatrice être ainsi honorée. « À l’époque où elle nous a quittés, nous étions plus de dix mille élèves. Elle a eu à peu près 3 900 diplômées à son époque, nous sommes à 4 200 depuis qu’elle nous a quittés. Pour elle, c’était un encouragement, c’était un grand encouragement d’entendre des échos positifs, favorables sur le travail, la présence, la personnalité, la droiture, l’honnêteté, des femmes responsables qui sont passées entre ses mains et qu’après elle a joui d’entendre des échos favorables à leur égard. Pour elle, c’était une source d’encouragements, là j’en suis sûr. Nos anciennes ont fait la fierté du lycée », commente Clémence Lecoq, qui pose alors aux côtés de la Très Distinguée Denise Nyakeru Tshisekedi.
References
↑1 | Dans une interview accordée à Jenny Nawej pour « Congo au Féminin » en août 2021 |
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↑2 | Ainsi chez les Haya du nord-ouest de la Tanzanie, au bord du lac Victoria. Cf. Birgitta Larsson, Conversion for greater freedom, 1991. |
↑3 | Sur tout ceci, voir Barbara A. Yates, « Colonialism, education, work : sex differenciation in colonial Zaire », E. G. Bay (ed.), Women and Work in Africa, op. cit., pp. 127-152. |
↑4 | Barbara A. Yates, op. cit |
↑5 | Idem |
↑6 | Dans un reportage de la chaîne B-ONE consacré aux funérailles de Françoise De Meyer à Kinshasa, 2012. Consultable en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=-oDbdeGamXI |
↑7 | Reportage de la chaîne B-ONE, op.cit. |
↑8 | Idem |